Sentiers
autour du village de Saint-Jeannet (06)
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<<...C'est
vers l'année 1925, si j'ai bonne mémoire, que je
reçois de mon grand-père un fléau à battre
pour moi tout seul, un fléau à ma taille. Cela me fait
comprendre que je suis autorisé à prendre part aux
travaux des hommes. Pas encore avec eux, mais à
côté d'eux, pour en apprendre ce qui me reste à
savoir et qui fait encore les trois quarts du tout. Mais le dernier
quart est bien à moi, ne serait-ce qu'à cause des bosses
que je me suis faites à la tête en manoeuvrant
clandestinement le fléau de mon père, bien trop grand et
trop lourd pour moi. Le grand père, qui devine tout sans qu'on
lui dise rien, a fait digérer ces taupinières en appuyant
dessus une pièce de deux sous en bronze. Et puis il a choisi
soigneusement deux bâtons biens secs, l'un pour le manche,
l'autre plus court, pour le battant. Avec deux courroies de cuir, il
les a reliés entre eux de telle sorte que le battant puisse
avoir son libre jeux, il a graissé les courroies avec une
couenne de lard pour leur donner plus de souplesse encore. Et me
voilà possesseur d'un outil qui n'a plus rien à voir avec
l'enfant que j'étais hier. Demain, on va battre au fléau
dans la cour d'une sorte de dame que nous appelons Tante Jeanne. On va
battre le blé, l'orge ou l'avoine des petits cultivateurs
à une vache et deux cochons, ceux qui n'ont pas de ferme, donc
pas de cour, et qui louent un champ ou deux avec un bout de prairie
pour avoir quelque aisance en plus de leur salaire de journaliers. Nous
sommes du nombre.
Le soleil est à
peine levé que la cour
de Tante Jeanne retentit de cris et de rires. Les femmes aux pieds nus
nettoient soigneusement le sol avec des balais de genêt. Elles
ont laissé leurs coiffes à la maison, mais leurs cheveux
sont strictement relevés sur le sommet du crâne, maintenus
par le peigne courbe et le ruban de velours noir. Les hommes restent
groupés dans un coin, en chemise de chanvre et pantalons
rapiécés, chapeau en tête et fléau en main.
Ils s'entendent pour assigner sa place à chacun. Quand la cour
est nette, on fait avancer la première charretée qui
attend dans la rue. On dételle le cheval, on lève
à force les brancards au ciel pour faire reposer le char sur le
cul. Alors, les hommes s'affairent à décharger les
gerbes, à les dénouer, à les étaler sur
l'aire, tous les épis à la même hauteur.
Bientôt, la cour est couverte à l'exception d'un
étroit couloir de part et d'autre. On s'arrête un instant
pour inspecter le chantier ainsi fait. Tout est en ordre. Un dernier
coup d'oeil au ciel pour s'assurer que le temps ne va pas tourner
à l'aigre. Allons-y ! dit le propriétaire de la moisson.
Il sort de ses sabots et s'avance pieds nus sur le tapis de gerbes
craquantes pour prendre la première place qui lui revient de
droit. Les autres font de même, chacun selon le rang qui lui est
marqué par une stricte hiérarchie qui tient compte
à la fois de la force et de la réputation, de la
parenté, des relations habituelles, des obligations et de
l'honneur que l'on veut faire à l'un ou l'autre.
Maintenant, il y a
deux rangées d'hommes face
à face, crachant dans leurs mains, plaisantant, se
lançant des défis narquois. Nous sommes prêts, les
gars ? dit le premier batteur. Pas de réponse. C'est oui.
Suivez-moi ! Une ! Il lève son fléau et tout ceux de sa
rangée l'imitent. Deux ! Les fléaux retombent, frappent
ensemble les épis sur la voix du meneur pendant que se
lèvent les fléaux d'en face. C'est parti. Les premiers
coups ne sont pas très assurés, le rythme n'est pas
encore pris, le meneur doit le soutenir de la gueule. Mais il
s'affermit
rapidement et se précipite, les batteurs trouvent la bonne
cadence. Ils s'appuient alternativement sur un pied en arrière
pour lever le battant et sur l'autre en avant pour l'assener. Et ils se
déplacent latéralement à la suite du meneur quand
celui-ci estime que les épis sont bien égrenés.
Ils frapperont ainsi environ dix mille coups dans la matinée,
dit-on, et autant l'après-midi.
Vers les dix
heures, le soleil commence à
chauffer dur. Un nuage fait de balle, de barbes d'avoine, de
fétus et de poussière tourbillonne au dessus de l'aire,
retombe sur les peaux en sueur, dessèche les bouches ahanantes.
Aux femmes revient la dure tâche de retourner la paille
égrenée avec des fourches de bois et rateler le grain qui
sera mis en sacs, après quoi elles recommenceront à
balayer l'aire pour une nouvelle couchée tandis que les hommes
se mouilleront la gorge à grands coups de cidre. Elles ne sont
pas à la noce, les pauvres. Elles ont mis bas leur corselet noir
et leur poitrine nourricière va ballant, et allez donc ! dans
leur chemise qui bâille généreusement. Les
épingles aussi sont restées sur le vaisselier. Notre-Dame
de Penhors (louée soit-elle !) sait bien ce que sont les peines
du Purgatoire.
Les enfants d'au
moins dix ans ont la permission, et
parfois l'ordre, de manoeuvrer leurs fléaux dans un coin de
l'aire pour ne pas géner la compagnie tout en profitant de la
leçon. Et nous connaissons bien des déboires : le battant
tourne mal autour de sa courroie, c'est la faute de la courroie, il
cogne en l'air le battant du voisin, c'est la faute du voisin, il ne
frappe pas à plat, mais seulement du bout, c'est la faute du
manche qui est trop léger. La pire humiliation est de voir
arriver sur nous la trombe des batteurs qui font grêler leurs
coups sur notre chantier réservé, preuve que notre
travail ne vaut rien...>>
(Le cheval
d'Orgueil -Pierre Jakez Hélias- Terre Humaine/Poche pages 381 à 383)
<<...C'est
le cas des grands travaux en commun, défrichages, battages,
récoltes, charrois de pierres. Le cas aussi de ces aires neuves
qui ameutent plusieurs fois l'an une partie de la population d'une
paroisse ou d'un quartier dans une cour de ferme qu'il s'agit de
refaire parce qu'elle est usée, comme on dit, rendue
inégale par les pluies, les roulements de charrettes et les fers
des chevaux.
On procède de la
même façon que
pour rénover la terre battue de la maison, l'argile à
crapaud. La cour est défoncée à la pioche, la
terre trop morte évacuée pour faire place à une
nouvelle argile. Cependant, le propriétaire a fait avertir les
environs que l'opération se ferait tel ou tel jour. Quelquefois
même, le bedeau a banni la nouvelle après la grand-messe,
du haut du mur de cimetière. Au jour dit, à l'heure dite,
les gens se rassemblent de tous côtés dans la cour en
question, chaque famille ayant délégué au moins un
de ses membres pour travailler à danser. Car il s'agit de danse
en effet. Les sonneurs sont là, engagés par le
maître des lieux. Celui-ci a fait préparer abondamment
à boire et à manger. La cour a l'air d'une terre
labourée. Elle a été conditionnée d'avance,
savamment, ce n'est pas de la boue, mais une sorte de pâte molle,
élastique et déjà liée. Maintenant, il
reste à l'aplanir et à la tasser sous les talons des
sabots au rythme des gavottes, de jibidis et des jabadaos. Et le
travail commence avec la fête. Les sonneurs se déchainent
de leur mieux. Le propriétaire s'est entendu avec quelques-uns
des meilleurs danseurs qui auront à charge de mener
l'opération, tâche délicate et qui requiert de
l'habileté. Des seaux d'eau ont été tirés
du puits. Quelques compères attentifs en mouilleront les
endroits où la consistance du mélange ne les satisfait
pas. Et puis ils feront signe au meneur de danse pour qu'il
amène les couples de ce côté et les y fasse
piétiner en musique jusqu'à obtenir une ferme
pétrissure. Cela ne va pas sans crotter d'argile les pantalons
et les jupes, mais n'importe guère à des gens qui ont
l'habitude d'affronter les pluies et les boues tous les jours que Dieu
fait. L'essentiel n'est-il pas de réussir une aire à
battre irréprochable, bien plane, bien régulière,
un peu souple, bref, une sorte de chef-d'oeuvre qui fera dire aux
connaisseurs, parlant de ceux qui ont dépensé leurs
forces sans compter pour mettre au point une telle courée
d'argile-à-crapaud : ils ont bien peiné à
danser...>>
(Le
cheval d'Orgueil -Pierre Jakez Hélias- Terre Humaine/Poche pages 489 et
490)

Article de Marcel Le Dren donnant le rapport
entre semaille, récolte, farine et pain.
La
multiplication des
grains ; Et pour combien de
pains ?
<<... Quelle relation
existe-t-il entre grains semés et grains récoltés ?
Il n'y a bien sûr
pas d'équation magique qui garantisse le résultat, tant les
facteurs explicatifs des rendements sont nombreux et variés. Nous
prendrons pour règles du jeu les hypothèses réalistes suivantes :
-
le nombre de
grains semés au mètre carré varie suivant la variété de blé entre 200
et 230, nous retiendrons 220.
-
Le poids de
1000 grains retenu sera de 50 grammes.
-
Le rendement
récolté à l'hectare est arrondi à 100 quintaux. (10 000 kilos, 10
tonnes)
Partant de ces
données, il faut 110 kg de blé pour ensemencer un hectare et cela
représente 2 200 000 grains
de blé.
A la récolte,
les 10 000 kg produits à l'hectare représentent 90,9 fois le
poids de la semence. Pour faire court « un grain au pied, 90
dans la tête ». Cela fait pour celui qui a la patience de
les compter, 200 millions de grains de blé. Cette multiplication des
grains de blé est le fruit de la nature et du savoir-faire des
hommes.
Qui osera
prétendre que la nature est ingrate !
Selon le syndicat
de la meunerie française, 100 kilos de blé permettent d'obtenir
78,3 kilos de farine. Avec une production de 100 quintaux à
l'hectare, on obtiendra 7830 kilos de farine, qui permettront au
boulanger de façonner 43 500 baguettes de pain (180 g de farine par
baguette). Traduit en grains, il faut récolter 4600 grains
pour produire une baguette, ce qui revient à en semer 50, soit une
superficie de ¼ de mètre carré.
Chacun pourra
dorénavant évaluer la surface de blé à semer pour satisfaire son
besoin annuel de pain !...>>
Marcel
Le Dren

Conclusion :
pour quelqu'un qui mange une baguette par jour, (365 jrs X 180 gr de
farine)
il faudra semer 91,25 m2 de blé soit presque un are de
terrain. (10 m X 10 m)
1 m2
donne 4,30
baguettes ; 100 m2
(1 are)
donne 430 baguettes ; 10000
m2 (1ha)
donne 43000 baguettes.
(Ces
chiffres correspondent aux rendements des bonnes terres arables et
engraissés de 2010)
Qu'en est-il dans nos Baous en 1835 ?
Sur la Section
A première feuille correspondant aux quartiers ci-dessous :
Le
Rut, les Gardioles, le
Cerisier, Baranchier et
Soutran, Lière de Blanc, Combe du Poirier, la Grave de la
Sirène,
117 propriétaires ont une moyenne de 2 h 44 a
6 ca comprenant plus de terrains essartés que labourables.
ex : le plus gros propriétaire de cette section ne dispose que de 32 a
20 ca labourable et possède une aire de battage.
Les parcelles labourables sur les Baous ne sont souvent que de quelques
ares.
On comprend mieux pourquoi il existe autant d'aires de battage dans le
village.
80 aires de battage
répertoriées en 1835 sur le cadastre
napoléonien dans le village de Saint-Jeannet.
Voir leurs positions dans Saint-Jeannet Patrimoine :
http://sentiers.village.free.fr/Photos/Cadastre/Cadastre.htm#aires_village

Extrait du livre de Le Roy Ladurie "Les Paysans de Languedoc"
A propos de l'orge.
<<...D'abord l'orge. Au Moyen Age, l'assolement céréalier du
Languedoc reste longtemps fixé aux normes de la Méditerranée antique :
orge et froment sont les "deux grands" ; dans la plaine, ils forment au
XIIe siècle, la base de tous les fermages. En année commune, les pauvres
dévorent l'orge, et au marché de Nîmes, fin XIIe siècle, elle est la
céréale pilote, dans la marche ordinaire des prix. Certes le seigle est
déjà cultivé au Moyen Age, sur les sols propices du plateau central ;
mais dans les plaines du Bas-Languedoc, au XIVe siècle encore, il
demeure pratiquement inconnu : les inventaires de grenier en 1323
mentionnent seulement dans le bas pays des sacs d'orge et de froment.
Les halles aux grains s'appellent orgeries...
Cette orge médiévale n'est-elle donc qu'une céréale à bouillie, le
froment seul étant panifiable ? Vue trop simple : l'orge
languedocienne, dès 1200, est bel et bien, pour le populaire, céréale à
pain, et pas seulement matière première à polenta.
Un réglement de panification, élaboré en 1196 à Montpellier, s'exprime
de façon formelle à ce sujet : à cette date, le riche mange le pain du
meilleur froment, la majorité consomme du pain gros, fait d'un méteil
d'orge et de blé, ou bien simplement du pain d'orge, lourd et indigeste
malgré un fort blutage.
La culture médiévale de l'orge d'hiver (dite encore escourgeon) en
assolement biennal avec le blé (escourgeon, jachère, froment, jachère,
escourgeon, etc.), aux fins de panification, représente une structure
localisée ; elle a peu retenu l'attention des historiens : car en
France on ne trouve cet assolement à l'état pur (à sa belle époque) que
sur la lisière sud-est, qui joint la Méditerranée des mangeurs d'orge...
Aux vrais Méditerranéens, consommateurs d'orge, s'opposent Alpins,
Rouergats, et autres montagnards, qui consomment le seigle depuis des
temps reculés...
Or, à partir de 1400 (date large) la vaste zone de l'orge, qui recouvre
encore comme un manteau les terroirs du Sud, commence à se fragmenter,
à se trouer ça et là de larges déchirures...>>
Le Roy Ladurie "Les Paysans de Languedoc" Champs Flammarion pages 51 et 52.
