Derrière moi, le Rocher du Passeur.
Thym, lavande, campanules, muscaris, polygalas, scabieuses, gaillets blancs, chardons crépus, hélianthèmes, puis lys rouges entre le Champ des Idoles et la doline...en évoquant cette randonnée fleurie, aimeriez-vous savoir pourquoi s'est réalisé (ou se réalisera) le souhait que vous formates secrètement en vous glissant à travers la grossière excavation qui donnait au rocher l'allure d'un arc de triomphe ?
A présent, sur la photo non retouchée de Georges Fabry, découvrez : vers le centre, le visage souriant de Saint Barnabé - et vers la gauche, la tête de Néron condamné à porter la croix des chrétiens martyrisés.
Au premier siècle A-C, le village néruséen de Vincia restant occupé par la garnison qui maintenait la Paix romaine, ses habitants étaient devenus merveilleusement doux et hypocrites depuis que l'occupant, supérieur en force et en sadisme, avait gravé sur le Trophée de la Turbie les noms des innombrables tribus vaincues. La Résistance consistait à hurler intérieurement des injures atroces, avec des sourires de faux culs aux brutes cambrées qui roulaient des mécaniques - la tête haute, vide, empanachée, et les mollets nus sous les mini-jupes de parade.
- L'Empereur NERON (Lucius Domitius NERO Cludius (né en 37 après J.-C., décédé en 68) vint en galante compagnie prendre les eaux à Vincia pulchra (Vence-la-jolie). Une multitude d'étrangers huppés s'abattit donc sur la région pour y faire bâtir des villas avec esclaves, piscinam et poulousam (piscine et pool-house), le prix des terrains s'envola pour le plus grand bénéfice des possédants, et il s'ensuivit une hausse vertigineuse des impôts, ce qui entraîna une fureur rentrée que l'occupant goguenard nomma malum poilum (mauvais poil). Quant à la plèbe, comme toujours, elle bavait d'admiration en contemplant de loin l'idole impériale à la mode.
Et nous, Ligures de souche, Gaulois combatifs ou riches Mafiosi, qu'avons-nous appris de Néron depuis deux mille ans?
* Jeune voyou sans envergure, il fit d'abord empoisonner son demi-frère BRITANNICUS qui, âgé de quatorze ans, possédait plus de droits que lui-même à la couronne impériale, puis assassiner leur mère commune, AGRIPPINE, qui l'avait pourtant toujours préféré et pourri de cadeaux sans qu'il supportât jamais son caractère de cochon. Car il était imprévisible : OCTAVIE, son épouse, ayant cessé de lui plaire, il la répudia sans même l'escagasser ou seulement donner un peu de la gueule... mais par contre, jugeant en pleine cure thermale que sa concubine POPPEA minaudait de façon ridicule, il l'envoya ad patres (au paradis) d'un coup de pied distrait dans le ventre. Pour se venger de se croire incompris, il abusa d'ailleurs de ce genre de peccadilles avec le vulgum pecus (gens du commun) qu'il méprisait ouvertement.
* Une fois promu Empereur, Néron manifesta un penchant pour les incendies criminels harmonieusement scandés par les hurlements d'agonie de ses sujets en général, et des chrétiens en particulier. On ignore si ce fut lui qui intima l'ordre de bouter le feu à Rome, mais si vive était sa flamme pour les spectacles hot, qu'il serait certainement absous par les psychiatres actuels. Il adorait les Gladiateurs tout fiers de se donner en spectacle à l'issue de leur chienne de vie (Te morituri salutant), et aussi les Lettrés, à l'exclusion des outrecuidants qui osaient se mesurer à lui dans les concours poétiques, et même le surclasser lors de la distribution des couronnes de lauriers : ces fumiers-là, ils devaient crever de male mort ! ainsi disparurent d'immenses poètes comme Petrone et Lucain, le philosophe Sénèque, et maints autres génies immortels.
* Poète médiocre, mais très imbu de sa piteuse production littéraire, il échappa à la vindicte populaire en ordonnant à un affranchi de le trucider sans lui faire bobo, dès qu'il aurait bramé son fameux : Quem artifex pereo (Purée, quel artiste se meurt...)
- L'humble Tranquillina, elle, était belle, pure et chrétienne - trois défauts encore très dangereux quand il s'agit d'une jeune fille de noble extraction (nobili genere nata).
Dès quelle arriva à Vincia dans le bagage de l'Empereur, les chipies locales inventèrent que cette petite grue feignait de prier son soi-disant Dieu Unique dans l'arène romaine, quand s'était interposé le Néron au long bec emmanché d'un long cou (expression reprise par Jean de La Fontaine, qui ignorait que chez Néron, tout était court et grossier, le nez, le cou et le reste). Certes, l'Empereur avait levé le pouce juste avant que les treize joyeux tigres de service ce jour-là n'écartelassent la jeune Tranquillina de façon inéquitable pour la dévorer goulument, mais cette fois, les langues de vipère chuchotèrent que, se léchant à son tour les babines, Néron n'aurait arraché la Tranquillina aux tigres que pour la consommer lui-même pendant sa cure thermale, ou plus tard quand tel serait son bon plaisir, scrognougnous ! (intraduisible).
Or, lasse de rencontrer à tout bout de chambre cet Empereur qui, rouge comme un lys (martagon) roulait vers elle des yeux globuleusement lubriques en lui débitant des insanités répréhensibles chez les chrétiens, la malheureuse décida bientôt de s'enfuir. La tour où on la retenait captive était sous la seule surveillance d'un colosse molossal nommé Bahoudsinjaneh, lequel, gagné à sa cause à force de guiliguilis et de miel sauvage, approuva son plan d'évasion en lui appliquant un affectueux coup de langue sur le nez.
Frissonnante et le cur battant, Tranquillina sortit donc à pas de loup dans la nuit sans lune. Un peu rassurée par les sourires clignotants des étoiles, elle remonta assez facilement la via romana (départementale), mais après s'être heurtée à des démons hérissés et agglutinés comme des touffes de genêts, elle se cogna contre une borne milliaire et, quelque peu esquichée, versa des larmes avant de pouvoir suivre tant bien que mal une draille incertaine qui menait au mystérieux Champ des Idoles. Des nuages de cauchemar envahissaient le ciel au-dessus de sa tête, le hululement sinistre d'un hibou la fit défaillir de terreur et, une douleur fulgurante plantée dans le cur, elle chancela, pivota sur elle-même et s'effondra au milieu de la doline encore obscure.
Peu avant le lever du soleil, Barnabeas (à qui l'Eglise accorderait un jour l'appellation contrôlée de Saint Barnabé), ce vénérable ermite arriva d'un bon pas en remerciant Celui qui avait créé le Rossignol (et même les trilles nocturnes qui l'avaient chassé de son grabat bien avant l'aube) et aussi la pluie, le beau temps et la brise matinale qui effleurait ces herbes merveilleuses appelées cheveux d'ange... Soudain, il trébucha contre l'épaule d'une demoiselle au bois dormant qui gisait dans l'herbe mouillée. Il s'efforça bien de la réveiller, mais le visage et les mains étaient déjà glacés. Alors, levant les yeux au ciel avec grand' tristesse, il aperçut l'âme de la femme défunte qui voletait sous la forme d'un papillon blanc.
- Papillon nouveau-né, si tu voltiges si follement vers le roc et les ronces, tu finiras par te briser les ailes ! gémit-il.
Mais se rappelant soudain que les anciens Grecs utilisaient le même mot (Psychos) pour désigner un papillon ou une âme, derechef il se signa et continua à voix basse :
- Mais non, papillon follet, tu es l'âme qui sort de ce pauvre corps... Alleluia ! Va, petite âme blanche, continue de chercher ton chemin en voletant plus loin encore... Que Dieu te garde ! Alleluia.
Le frêle papillon voltigeait toujours, mais il se rapprochait insensiblement de l'imposant rocher gris qui surplombait la doline. Et comme Barnabeas ne cessait de chanter Alleluia - Alleluia - Alleluia sur tous les tons, le rocher de plus en plus ému s'attendrit et se creusa de lui-même pour former, à partir de sa base énorme, une porte si basse et si étroite, que seuls la pourraient franchir les petits, les humbles et les repentants. Lui-même, le brave rocher, il conserva à travers deux millénaires sa forme d'arc de triomphe dressé au milieu du haut-plateau sauvage et bellement fleuri... Quant à la fugitive apparition ailée qui l'avait traversé, elle atteignit enfin la lumière de l'aurore puis disparut dans l'immense félicité bleue.
En juin de l'an de misère et de grâce 2011, une vieille femme affirma que sont toujours exaucés les voeux des pélerins qui, tête basse et en silence, traversent cet arc de triomphe qu'ils ont toujours appelé (sans savoir pourquoi) le Rocher du Passeur... Et ils invoquent Tranquillina, la jeune Romaine qui avait su conserver sa foi intacte au cours d'une époque tout aussi emplie que la nôtre de gueules de tigre, d'atomes en folie et de langues de vipère - d'assassins, de violeurs, de voleurs, de menteurs - de sécheresses, de tornades, de tsunamis, d'inondations - d'avares obèses, d'affamés et de pauvres parmi les pauvres.
Ici prend fin la légende de TRANQUILLINA.
contée par CAECILIA
- Santa Ana vinciana
Le "Rocher du Passeur".
C'est le moment de faire un voeu.