La légende du Mouton d'Anou

 

 

La légende du Mouton d’Anou par Marie-Odile Ascher.


    La montagne dite du Mouton d’Anou a été baptisée ainsi à une période du passé si ancienne que les historiens ne peuvent la situer d’une façon très précise. Cet âge oublié est celui du temps des légendes.

    A cette époque, aux pieds de la muraille de pierre qu’aujourd’hui nous appelons le baou, à peu près à l’emplacement de ce qui deviendra bien plus tard Saint Jeannet, se trouvait un village d’une vingtaine d’habitations de pierres sèches, entourées de jardins plantureux.

    Là vivait une communauté d’une cinquantaine de personnes, bergers et jardiniers pour la plupart. Ils vivaient tranquilles et heureux au milieu de leurs troupeaux et de leurs cultures de céréales, d’hortolailles, de vigne et de figuiers. Une source abondante en toute saison, même au pire des chaleurs de l’été, leur assurait la prospérité des récoltes. L’hiver, la haute falaise aux pieds de laquelle ils avaient construit leur village leur offrait un rempart contre les vents du nord qui sifflaient là haut dans la montagne. Le sommet aussi plat et facile d’accès à l’arrière que sa paroi au dessus du village était abrupte, fournissait des pâturages à leurs animaux. Ce même mont pouvait leur procurer un repli sûr, en cas de danger, dans des grottes connus d’eux seuls.

    Anou était l’une des habitantes du village. C’était une très belle femme, fine et svelte, aux longs cheveux cuivrés, retenus en une épaisse tresse, le teint doré par le grand air. A presque trente ans, elle vivait seule, elle n’avait jamais accepté qu’un homme s’installât chez elle malgré les multiples sollicitations. Elle était non seulement la plus belle femme du lieu, mais en était aussi la plus riche propriétaire. C’était Anou qui possédait la maison la plus solide et la plus confortable, le jardin le plus fertile, le troupeau de moutons et de chèvres le plus conséquent. Chaque soir, Anou, attentive, surveillait la rentrée dans la bergerie de ses animaux et recomptait ses 48 brebis et deux béliers, ses 20 chèvres aux gracieuses cornes recourbées.

    Son jeune berger s’appelait Trastor. Trastor était un magnifique jeune homme d’une vingtaine d’années, à l’abondante chevelure couleur de blé blond, fort et agile et qui n’avait pas son pareil pour tirer les sons les plus mélodieux de roseaux creux. Il possédait aussi une voix profonde et grave, et lorsqu’il chantait, les jeunes filles du village, toutes un peu amoureuses de lui, sentaient leurs bras se couvrir de chair de poule. Il faut dire aussi que le berger connaissait les mots pour dire les choses les plus banales de la plus jolie des manières. Trastor n’était pas seulement musicien et poète à ses heures mais savait aussi, comme personne, s’occuper des troupeaux. Il aimait ses animaux : les moutons et les chèvres d’Anou étaient les mieux soignés, les plus magnifiques de la communauté. Ses bêtes lui rendaient bien les soins qu’il leur prodiguait: les brebis et chèvres donnaient plus de lait que celles de ses voisins et chaque printemps les agneaux et cabris naissaient et grandissaient sans pertes.

    Chaque jour, Trastor partait de bon matin dans la montagne, avec le troupeau d’Anou. Il cherchait les meilleurs pâturages d’herbe bien verte et tendre. Il partait avant que le jour ne se lève, dans des endroits écartés, connus de lui seul et rentrait tard le soir, souvent en chantant ou en tirant des airs de musique de son roseau creux.

    Ce jour là, Trastor avait quitté le village avec le troupeau, dans l’aube bleue de la fin de l’automne. La veille, une bise glacée venue des hautes montagnes du nord, déjà laquées d’une épaisse couche de blanc, avait éteint les brasiers encore rougeoyants des sumacs, les jaunes tigrés des peupliers et avait dénudé les branches des noyers de leurs dernières feuilles brunes. La nature s’enfonçait doucement vers l’hiver.

    Bien au chaud sous une moelleuse peau de mouton, le pâtre poussa ce jour là ses bêtes plus loin qu’il n’était jamais allé, jusqu’à un nouveau pâturage, à l’herbe encore drue au milieu des touffes de thym et de lavandes sèches.

    Il passa une bonne journée sous un froid soleil d’hiver, entouré de ses bêtes. Les heures passèrent pendant qu’il chantait pour lui seul, qu’il inventait des airs de musique avec son roseau creux, qu’il observait la nature autour de lui. Il rêva, aussi, tout en se sustentant de pain, de fromage et de figues sèches et sucrées, accompagnés de l’eau fraiche de son cruchon de terre cuite.

    En fin d’après midi, la descente du soleil vers les collines mauves de l’horizon lui indiqua l’heure de rassembler son troupeau pour la descente au village. Comme d’habitude, il recompta ses bêtes et constata, contrarié, qu’il en manquait une. Inquiet, il l’appela, les mains en porte voix, mais seule la plainte du vent du soir dans les branches décharnées des grands chênes lui répondit. Il la chercha de longues minutes durant, scrutant les amas de pierres grises éparses sur les versants des collines. Il explora le creux encaissé du vallon entre ses deux murs de roche grise, sans succès.

    Le mouton avait bel et bien disparu.

    Tourmenté, il ne savait que faire car la nuit qui allait tomber l’obligeait à rentrer au village. Le mouton, abandonné dans l’obscurité serait perdu pour toujours, sans doute dévoré par les bêtes sauvages de la nuit. L’hiver, on les entendait hurler jusqu’aux abords des habitations.

    Et puis, par-dessous tout, il allait décevoir Anou et c’était encore cela qui lui faisait le plus mal au cœur. Tracassé, le front barré d’une ride de souci, il réfléchissait à tout cela, les yeux dans le vague. Un instant plus tard, ses yeux rencontrèrent non plus le vide, mais le paysage de la montagne qui, en face de lui, étalait son dos arrondi saupoudré de blanc par la première averse de neige de la saison, tombée sur les hauteurs la nuit précédente.

    Son visage se détendit. Il avait trouvé.

 XXX

    Comme chaque soir, un grand brasier brûlait au centre du village et éclairait la nuit. Plusieurs bergers devisaient tranquillement auprès du feu, leur journée de travail au grand air terminé. Trastor accéléra le mouvement de ses bêtes et se mit à crier dès qu’il fut à portée de voix des habitants :

    « Prodige !  Prodige !  Incroyable merveille !  Venez vite entendre cela, tous ! »

    Ses cris alertèrent tous les occupants des maisons et en quelque secondes toute la communauté se trouva rassemblée au centre du village, autour de Trastor, près du feu. Le berger semblait radieux, son visage était illuminé par les flammes dansantes du foyer.

    Sempos, le chef du village était là, lui aussi, un peu agacé par tout ce dérangement :

    « Alors, quel est ce phénomène qui semble tant t’exciter ? Parle ! »

    « Vite ! Raconte cette merveille! » Renchérit un autre.

    On sentait un frémissement de curiosité fiévreuse s’emparer du groupe rassemblé. Tous les regards convergeaient vers Trastor, au centre de l’attroupement.

    « Un instant ! Il manque Anou ! je parlerai quand tout le monde sera là ! »

    « Balivernes, oui ! Il veut faire l’intéressant ! » Ronchonna le vieux Bérengus. Personne n’y prêta attention, le doyen du village rouspétait tout le temps.

    La dernière personne du village arriva enfin, Anou si belle dans sa longue robe tissée de la fine laine grège de ses moutons, avec sa lourde tresse qui tombait sur son épaule, telle une flamme soyeuse. Elle s’avança vers Trastor de sa démarche dansante et le berger comme hypnotisé ne pouvait la quitter du regard.

    « Tu te décides ? » s’énerva le chef du village.

    « J’y viens, Sempos. Voici le prodigieux événement tel que je l’ ai observé de mes propres yeux, ce soir. Ecoutez bien tous : Je gardais mon troupeau comme chaque jour, lorsque, en fin de journée, juste avant de rassembler les bêtes pour rentrer au village, j’en vis une qui s’éloignait tranquillement. Je me suis dirigé dans sa direction pour aller la chercher, c’est alors que je me suis rendu compte qu’à chacun de mes pas, le mouton doublait de volume…

    « T’avais mis quoi dans ta cruche ? » ricana le vieux Bérengus

    « Tais-toi Bérengus ! Continue, Trastor ! » Ordonna le chef du village, qui semblait tout aussi captivé par le récit du berger que ses administrés.

    « Je n’avais jamais rien vu de tel de toute ma vie ! Je suis resté là les bras ballants, sans oser m’approcher davantage et mon mouton grossissait, grossissait ; en quelques instants, il avait pris l’allure d’une maison puis vite, de plusieurs maisons entassées l’une sur l’autre… et ça continuait, ça continuait… »

    Un ricanement bruyant s’éleva de la bouche de Bérengus, interrompant le récit de Trastor.

    « Ne te moque pas Bérengus, il ne faut jamais se moquer de ces choses là, intervint sévèrement Sempos. Poursuis Trastor ! »

    Tout le village était suspendu aux lèvres du jeune berger et semblait passionné. Un mouton qui grossissait à vue d’œil, de mémoire d’homme, on n’avait jamais vu ça ni même entendu parler d’un pareil phénomène. Trastor continua son récit, de plus en plus enflammé, il avait remarqué qu’Anou ne le quittait pas des yeux.

    « La brebis enflait tant et si vite que je reculai, effrayé. Je me suis employé à éloigner le reste du troupeau en catastrophe, craignant qu’il leur arrive la même chose ; le mouton n’était plus un mouton, il était devenu une énorme masse grise, avec un dos blanc de laine. C’était à la fois un mouton monstrueux et autre chose qu’un mouton, et cette masse enflait encore ! Elle devenait une colline ! Je craignais que ce monstrueux monticule qui ne cessait de gonfler ne m’avale, et mon troupeau avec moi. Je tremblais tant c’était inexplicable mais j’ai résisté à l’envie de m’enfuir à toutes jambes car il me fallait sauver le troupeau d’Anou. »

    Un murmure d’épouvante parcourut l’assemblée. Yeux arrondis et bouches ouvertes, tout le monde attendait la suite.

    Trastor arrêta son récit, coula un regard vers Anou, laquelle le fixait toujours avec la même attention. Il respira, repoussa dans le brasier la buche qui en avait roulé, sembla s’abimer dans la contemplation des flammes.

    « Et après? Continue donc ! »

    « Après ? J’ai poussé encore plus loin mon troupeau, en courant, pour le mettre à l’abri du phénomène. J’en avais le cœur qui me battait dans les oreilles ! Lorsque j’ai jugé que je m’étais assez éloigné, je me suis enfin arrêté, essoufflé. Mon cœur battait encore à tout rompre, à me faire mal  dans ma poitrine. J’avais couru le plus vite possible en poussant mes pauvres bêtes bêlantes de terreur ; C’est seulement à ce moment là que je me suis retourné pour voir si le phénomène avait évolué. »

    « Et alors ? » S’alarma Anou qui semblait toute émue.

    « Et alors ? » Répéta l’assemblée dans un bel ensemble et comme en écho.

    « Et bien, vous n’allez pas le croire, moi-même, je n’en croyais pas mes yeux. A la place de la pâture quasiment plate qui se trouvait à cet endroit un moment auparavant, il y avait maintenant une montagne ! Le mouton était devenu une montagne de pierre grise, au gros dos arrondi comme celui d’un mouton, et blanc comme la laine ! »

    Un silence se fit. On regardait Trastor bouche bée. Même le vieux Bérengus ne disait plus rien le sourcil arqué en point d’interrogation.

    « Tout cela est vérité vraie. Que tous ceux qui n’ont pas peur des choses magiques viennent avec moi demain, je vous conduirai à l’endroit du prodige. Peut-être que la montagne aura disparu et qu’on retrouvera le mouton d’Anou à sa place comme si rien de cela ne s’était passé. Mais, peut-être, au contraire, que la montagne au gros dos blanc et rond sera toujours là, à la place du mouton. Vous constaterez vous-même cette merveille ! »

    Le lendemain matin toute la communauté, émoustillée et curieuse, et certains parmi eux tremblants de peur bien qu’ils s’en défendissent, suivit Trastor de long des vallons vers la montagne magique. Même le vieux Bérengus fit le déplacement en dépit de ses rhumatismes, il pesta tant et plus tout au long du trajet mais suivit jusqu’au bout. Il ne le regretta pas : Trastor avait dit vrai. La montagne était bien là, arrondie sous son dos blanc, à la place décrite par le berger.

    « Le mouton d’Anou ! » S’exclama le groupe, d’une seule voix, émerveillé par le prodige.

    Tous contemplaient, silencieux et fascinés, le miracle.

    Ce fut Sempos, le chef du village, qui rompit le silence le premier :

    « Cette montagne sera pour toujours le Mouton d’Anou. C’est le nom que nous lui donnons dès aujourd’hui et qu’elle gardera pour la postérité. » Décida-t-il

    Voici donc comment est né le nom de cette montagne, connue depuis la nuit des temps sous le nom du Mouton d’Anou.

    La légende ne s’arrête pas là, elle connait la même suite que celle que l’on trouve dans les contes de fée.

    Ce jour là, Anou s’aperçut enfin à quel point son berger était beau, courageux, intelligent. Elle fut enchantée par la musique si belle qu’il savait tirer d’un simple roseau et fut émue par les mots d’or qui sortaient de sa bouche. Elle tomba aussi amoureuse de lui que Trastor était amoureux d’elle.

    Comme les princes et les princesses des contes, Trastor et Anou vécurent longtemps et heureux. Leurs troupeaux qu’ils menaient paitre du coté de la montagne du Mouton d’Anou, prospérèrent.

    Ils donnèrent naissance à beaucoup d’enfants et eurent donc une nombreuse descendance. Certains parmi leurs descendants vivent toujours, dit-on, du coté de Saint-Jeannet. Ils sont, depuis ces âges reculés du temps des légendes les meilleurs bergers de la contrée.

 

    Marie-Odile Ascher