Préface :
Prélude à l'histoire vivante de
Saint-Jeannet
Pourquoi donc la «Province des Provinces»
appuie-t-elle son ultime frontière tout là-bas au levant sur la tranchée torrentielle
de la Cagne, postant à l'arrière, en sentinelles, les trois redoutables forteresses de
Vence, enfermé dans ses remparts, Saint-Paul blotti dans son étroite enceinte, Cagnes
dominé par son noble château, trois citadelles qui s'alignent dans leur splendeur dorée
au soleil du matin?
Et puis que font-ils ceux là, perchés là-haut de l'autre côté, en proie à tous les
dangers, seuls, imprudents, audacieux, oubliés?
Vraiment, c'est bien là le dernier village de Provence :
Saint-Jeannet.
Alors, on peut se risquer au hasard des ruelles, au
gré des sentiers escarpés, chercher par-delà les pierres les visages qui s'estompent,
percevoir les battements d'un coeur qui n'en finit plus de vibrer, retrouver, écouter
simplement, empreint d'un infini respect, les uns et les autres égrenant inlassablement
leur humble et pourtant fantastique quotidien. On peut entrer dans le merveilleux d'un
petit peuple immortel, recevoir en pleine poitrine ce souffle étrange comme une grande
surprise venue du fond des temps pour le bien de nos âmes.
Mais avant toute chose, on peut aussi se demander d'où -vient cette ardente soif de vivre
qui ne s'apaise jamais ?
Comment expliquer le corps à corps avec les éléments naturels qu'il faut d'abord
engager pour seulement survivre, puis vivre intensément, et, s'il se peut s'épanouir en
toute sérénité, chaque destinée, unique et irremplaçable, prenant sa juste place dans
une singulière aventure collective?
Alors, s'inscrivant silencieusement, laborieusement, courageusement dans l'harmonie d'un
environnement qui lui offre un cadre remarquable, il est là
L'Homme.
Déjà enraciné à l'époque de son tout proche voisin
de Terra Amata, il arpente la montagne dont il cherche à percer les secrets. Le Ligure,
pauvre, laborieux, infatigable, sobre, courageux, aimant à tel point son espace qu'il
faudra à la puissante armée romaine de longues années de guerre ininterrompue pour
parvenir à pacifier enfin l'étroit couloir serré entre les infranchissables falaises
des Baous et les proches rivages trop incertains, passage obligé pour permettre aux
légions de se lancer à la conquête de la lointaine et séduisante Gaule.
Ah! Ces Ligures! Voilà maintenant qu'ils se mettent à construire patiemment, habilement,
sous la domination des romains, les fastueuses villas dont subsistent seulement quelques
rares et énigmatiques reliques.
Voilà surtout qu'ils entreprennent la culture de la terre, plantant l'olivier et la
vigne.
Et puis les premiers, ils vont recevoir l'étrange message évangélique venu d'Orient,
qu'ils transmettront fidèlement et n'oublieront jamais.
Mais les quelques siècles de Pax Romana s'écoulent trop vite.
Déjà, des bandes de pillards, surgissant de toute part et dont aucune grande armée ne
parvient à freiner le violent déferlement, déchirent notre admirable pays, ne laissant
que ruines, cendres et désolation.
Lui pourtant, il est encore là, l'Homme. Si on ne l'appelle plus Ligure, quel nom lui
donner alors que, fuyant l'épouvantable tumulte, il grimpe, pour sauver sa vie, se
réfugier en minuscules communautés dispersées sur les parcelles les plus inaccessibles
des sauvages et austères Baous.
Grand trou noir de notre histoire. Cinq ou six siècles, c'est bien long pour parvenir à
l'époque à peine plus lumineuse où commencent à fleurir un peu partout les précaires
mottes féodales.
Peut-on se permettre d'imaginer qu'on décide alors d'établir au pied du rocher sur le
promontoire des planestels hantés de sortilèges un point-refuge perché avec son donjon,
son rempart percé de fines archères, sa chapelle ?
Sous l'impulsion ou en souvenir des Hospitaliers de Saint Jean, et dans le même esprit,
ce lieu d'accueil doit être aussi une escale salutaire que les aventuriers, les voyageurs
perdus, les navigateurs égarés, les pèlerins mystiques en quête de rédemption
reconnaîtront de loin, sans hésitations, grâce à son légendaire
Bàu (ssum),
gradin gigantesque qui, au crépuscule, se découpe parfaitement, Sphinx
avant tout autre Sphinx, impassible et magnifique.
Ce sera le Petit Saint Jean, le Grand Saint jean étant à Jérusalem, puis à Malte, le
sanctuaire vénéré des chevaliers hospitaliers.
Le Petit Saint jean ? C'est à dire le Saint-Jeannet. Alors voilà l'Homme oublié depuis
si longtemps, tout là-haut qui dresse sa tête obstinée pour venir fonder de modestes
foyers accrochés au pied du castrum protecteur, au bord du talus, propice ruban de terre
profonde, fertile, fraîche, qui serpente tout au long du sévère massif rocheux.
A grands coups de magaou, il découpe, sans hâte mais aussi sans repos, les accidents du
relief en une infinité de terrasses, modelant, jour après jour, le paysage harmonieux
d'un superbe jardin.
Portant les stigmates de tous les périls affrontés, comme la mystérieuse guerre des
Baous qui trace, non sans malice, son perfide échiquier, mais aussi des maléfiques
incursions de l'implacable bailli et autre sur-intendant, avides de rafler, d'imposer, de
contraindre sans pitié aucune, ne laissant aux faméliques serfs, pour toute subsistance,
que le brouet de fèves, ou le fassum de figues sèches, les siècles s'écoulent,
inexorables.
Ils accordent tout de même à chaque génération, dans le flot de vie empressé à
rouler inlassablement ses vagues de rires et de larmes, le temps et l'occasion d'apporter
son infime et pourtant si précieux tribut à un humanisme lentement affiné.
Comme un vieux de chez nous au visage profondément buriné et qui s'est tranquillement
assis sur un banquet de pierre, le dos appuyé au rocher majestueux, le voilà notre cher
village, témoin silencieux d'une fabuleuse épopée.
Si les repères historiques parfois se perdent dans le nébuleux des rêves, qu'importe!
C'est la vie rien que la vie qui compte.
S'insérant dans cette incroyable continuité, sans faillir jamais, plus solide que les
pierres qui s'effritent, se fissurent, se craquellent, il est là, inébranlable, résolu,
il est là l'Homme. Il est là l'Homme de tous les aujourd'huis.
Ils sont là les hommes, les femmes, les enfants, ensemble depuis la genèse, de
connivence à travers les millénaires. Ils sont là à leur tour, à leur façon, à leur
manière, en ce temps précieux qui leur est accordé. Ils sont là aux jours brûlants
d'été comme aux plus beaux instants d'hiver lorsque le Mistral a su donner au ciel
d'azur son intense luminosité. Ils sont là dominant les éternels rivages
méditerranéens .... Ils contemplent, ils admirent ... mais aussi ils cherchent, ils
doutent, ils luttent, ils espèrent... Le regard résolument tourné vers des horizons
sans fin... Allez, oui, on peut bien dire: Longo Maï !
René RASSE |